Tout le boc-notes est accessible ici, du départ à aujourd'hui , ou à rebours, de de la denière note au jour du départ.
On peut aussi trier les notes par pays, région ou lieu.
NB : Un lieu peut être un site naturel, une ville, un quartier, un musée, un bar...
On peut aussi trier les notes par pays, région ou lieu.
NB : Un lieu peut être un site naturel, une ville, un quartier, un musée, un bar...
(Azerbaïdjan, Tabriz, Soltanieh, Qazvin, Téhéran, Hamedan, Ispahan, Shiraz, Persepolis,
Naqsh-e-Rostam, Abarkuh, Yazd, désert du Dasht-e-Kevir, oasis de Garmeh, Masshad)
Première journée en Iran
(Billet du 20 mai 2015) :Nous sommes maintenant en Iran, dans la province d’Azerbaïdjan, au bivouac près du monastère Saint Etienne, non loin de Jolfa.
Nous avons quitté Dogubeyazit sous le soleil, après un dernier café offert généreusement par la jeune et dynamique patronne du restaurant Istatyon, que nous avons longuement squatté hier, et qui nous a pris en affection.
La route file droit vers l'est dans la plaine et, sur notre gauche, la haute silhouette conique de l'Ararat, qui est totalement dégagé, apparaît maintenant dans toute sa majesté. Encore très enneigé, il domine la plaine, de manière certes moins spectaculaire que du côté arménien, mais quand-même...
Le passage de la frontière a été curieusement compliqué pour sortir de Turquie - alors que n'avions besoin que d'un tampon de sortie- et raisonnablement pénible côté iranien. Après une fouille très sommaire du véhicule, présentation du passeport et du carnet de passage en douane (vérifier que les tampons sont apposés au bon endroit), on passe par un sas de désinfection, on présente un ultime document à l'ultime guichet, et on est libre.
Pas plus de deux heures en tout. Nous avons connu et connaîtrons sans doute bien pire. A noter cependant que, des deux cotés, l'attente est compliquée par la présence insistante de "guides" qui proposent leur aide pour aller de guichet en guichet, vous harcèlent pour le change etc. Il faut composer avec eux en essayant de ne pas trop se faire arnaquer. En ce domaine, nous sommes encore perfectibles...
A Maku, la première ville que nous traversons, nous ne résistons pas à la tentation d'un premier plein de carburant. Le litre de gazole est à 15 centimes d'Euro. Waouh ! A nous les grands espaces !
Notre première visite est pour Saint Thadée, une des dernières églises arméniennes d'Iran. On y parvient par une route agréable qui passe par le village de Shot. Nous espérions y faire halte pour déjeuner mais nous ne trouvons pas l'ombre de la moindre gargote.
A Saint Thadée, l'entrée est payante... et chère. Deux billets équivalent à près de 50 litres de gazole. Nous y rencontrons un couple de touristes français qui ont passé la frontière peu de temps avant nous, mais notre discussion est subitement interrompue par l'arrivée d'un bus de lycéens d'Orumieh.
A notre vue, filles et garçons se précipitent à notre rencontre tels des fans sur leur artiste favori. Cris stridents, sauts de joie, gestes exhubérants, éclats de rires sonores, multiples questions en anglais, l'ambiance est bientôt proche de l'hystérie. Pour calmer de telles ardeurs, une photo de groupe s'impose, suivie, bien sûr, des inévitables échanges d'adresses mail, facebook, instagram etc.
Après ces quelques instants d'une rare frénésie, le groupe s’engouffre dans l'église, sous la conduite de son professeur.
Ouf !
C'était un moment bien sympathique, plein de spontanéité et de franchise, même s'il nous a semblé que, dans la cohue que nous avons provoquée, les ados des deux sexes en profitaient un peu pour se mélanger... Mais chut !
Saint Thadée est aussi appelée Qareh Khiliseh, ce qui signifie, en Azeri, église noire, en raison de la couleur de la pierre de son chevet, seule partie subsistant de l'édifice originel. Le reste de la construction date du XIXème siècle. L'édifice présente la plupart des caractéristiques d'une église arménienne, bien que l'intérieur soit assez différent. Les bas reliefs des murs extérieurs ne manquent pas d'intérêt. L'un d'entre eux, présentant Saint-Georges aux prises avec plusieurs démon
s, nous a paru énigmatique et va nous obliger à quelques recherches. Saint Thadée est le lieu d'un rassemblement annuel des Arméniens d'Iran. La cérémonie a lieu fin juillet. Nous aurons malheureusement déjà quitté le pays.
De Saint Thadée, nous revenons vers la route Maku-Tabriz, que nous coupons pour gagner, au Nord est, près de la frontière du Nakhicevan, le monastère de Saint Etienne, à travers des paysages de western. Montagnes déchiquetées, pics acérés, relief violemment contrasté et dénudé, blocs rocheux aux formes diverses suspendus au dessus du vide (et de la route !..), gorges, défilés...
Il est trop tard pour visiter le monastère. C'est donc dans ce décor sauvage et beau que nous allons dormir ce soir.
La nuit est noire et le silence profond, seulement troublé de temps à autre par les aboiements des coyotes (mais non, ce ne sont pas des chiens !)
C'était notre première journée en Iran.
Michel
De Saint Stéphanos à Tabriz
(Billet du 23 mai 2015) :Un petit coin d'Arménie
Le monastère de Saint Stephanos est un derniers témoins de la présence arménienne dans le Nord-Ouest de l'Iran, actuelle région d'Azerbaïdjan. Cette partie de l'Arménie historique fut tour à tour occupée par les Perses et les Turcs et, à la fin du XVIème siècle, pesque toute la population fut déportée dans le Sud, à Ispahan.
Saint Etienne est donc bien le premier des martyrs, à tous les sens du terme.
Dans le monastère, nous rencontrons Annie et Bernard, deux piliers du site "Camping Cars sur les Routes de la Soie et du Monde" avec qui nous sympatisons et qui nous ont tôt fait de nous enrôler dans leur association. Une adhésion rapidement conclue. Bravo à eux
Le mois de mai à Tabriz :
En arrivant à Tabriz, le lecteur de Nicolas Bouvier se remémore les formidables pages que l'auteur rédigea sur l'"usage" qu'il fit de son séjour forcé dans cette ville, bloqué par plusieurs mois d'hiver. Comment ne pas se souvenir de l'épisode de la voiture tirée du bourbier par un cheval, des marchandages avec le missionnaire corrompu, ou encore de son expérience éphémère de maître d'école et de son émerveillement mêlé d'effroi quand une de ses élèves "se met tout à coup à penser" et à lui poser des questions aussi redoutables et désarmantes que "Les Européens peuvent-ils être malheureux ?" ou "Qu'est ce que l'absurde ?"
Tabriz est aujourd'hui une métropole de plus d'un million d'habitants, qui s'étale sur des dizaines de kilomètres. A part le bazar, qui passe pour le plus long du monde (?), et la mosquée bleue (une de plus), la capitale de l'Azerbaïdjan ne possède que peu de monuments dignes d'intérêt. Le pôle d'attraction principal est le parc El Goli, à l'est de la ville. Nous sommes déjà à la fin du printemps et il commence à faire chaud. Le lieu, immense, attire la foule. Des hectares de pelouse, de grands arbres, un lac artificiel, une île, et même un Luna Park. Nous avons élu domicile pour la première nuit sur un de ses parkings et squatté le lobby de l'hôtel Pars qui le domine (fauteuils confortables et bonne connexion Wifi). C'est l'occasion de découvrir la culture des parcs dans ce pays. La sortie en famille et le pique-nique sur l'herbe sont manifestement des institutions dont les Iraniens ont fait un véritable art de vivre. Ici, à El Goli, ce sont des centaines de familles qui déploient la nappe et s'installent autour. Le spectacle, en soi, peut sembler banal, mais ce qui est sidérant, c'est l'échelle !
A Tabriz, il ne faut pas manquer d'aller rendre visite à l'autoproclamé "tourism office", animé par le "legendary multilingual pilar" Nasser Khan et son frère, deux mines d'informations fiables. Sur le conseil de Nasser, nous quittons El Goli, un peu trop bruyant la nuit, pour un espace réservé aux "foreign travellers", plus proche du centre, que nous avaient déjà recommandé Annie et Bernard. Encore peu connu des voyageurs, c'est pourtant un des meilleurs bivouacs que nous ayons trouvé. Situé dans un jardin plus petit, il propose eau, électricité, cuisine, toilettes entretenues et douches chaudes, le tout gratuitement ! Qu'on se le dise !
En ce lieu, nous faisons coup sur coup la rencontre de deux cyclistes . Le premier, Chang (Oui, comme dans Tintin), est un jeune Chinois qui fait le tour du monde à bicyclette. Contrairement à Mattieu le musicien, que nous avons croisé l'année dernière en Roumanie, tirant son accordéon dans une remorque, Chang le solitaire ne transporte rien d'autre que son Galaxy note, une tente ultralégère et ses vêtements en double. Parti de Nankin, il est actuellement en route vers l'Arménie. Bon vent, Chang.
Nous passons aussi une soirée avec Hamid, champion cycliste iranien privé de compétition par une mauvaise chute. Avec lui, nous discutons longtemps dans le camion (Pour une fois, c'est nous qui invitons). Nous parlons de la vie en Iran, de la situation de la jeunesse, des contraintes, de l'enfermement. Hamid rêve de voir un jour le tour de France dans les Alpes ou les Pyrénées. Il était tout près d'obtenir son visa pour s'y rendre cette année quand se sont produits les assassinats de janvier à Paris. Du coup, l'ambassade de France lui a rendu son passeport avec la mention "Visa refusé". Un vrai drame pour lui. Comme nos petits tracas de voyageurs européens semblent dérisoires à côté ! Courage, Hamid ! Garde ton espoir en des temps meilleurs et conserve bien notre adresse pour venir un jour applaudir avec nous les grimpeurs sur les pentes du Tourmalet.
Michel
De Tabriz à Qazvin
(Billet du 26 mai 2015) :Les routes sont très bonnes en Iran, du moins entre les villes principales. Quand on ne circule pas sur des autoroutes, on roule sur des quatre voies nettement séparées, si bien qu'on remarque à peine la différence entre les deux. On devrait donc privilégier la "route des camions" (gratuite) mais cela ne vaut pas vraiment la peine car nous nous apercevons bien vite que nous n'avons jamais rien à payer. A chaque poste de péage, le guichetier nous fait signe de passer avec, au choix, un grand sourire ou un grand rire, l'un ou l'autre étant toujours accompagnés du jovial "Where are you from ?" Est-ce une faveur que l'on nous fait ou l'autoroute est-elle officiellement gratuite pour les touristes ? Mystère... Quelle différence avec la Grèce où nous nous sommes fait racketter de plus de cent euros entre le Péloponnèse et la frontière turque ! Toujours est-il qu'entre l'autoroute gratuite et le gazole à 15 centimes, c'est un plaisir d'avaler les kilomètres en Iran...
Sur la route de Téhéran, il est recommandé de s'arrêter au moins à Soltanieh et à Qazvin.
Soltanieh
De Soltanieh, ancienne capitale seldjoukide, Tamerlan ne laissa debout que le mausolée d'Uljaïtu , dont on aperçoit de très loin le dôme turquoise. De près, on admire la couverture de la coupole en briques vernissées. Le mausolée est situé au milieu d'un champ de ruines à demi-fouillées, dans un environnement très sec et poussiéreux.
Nous nous installons pour la nuit près de ce que nous croyons être un magasin fermé. Erreur ! Il s'agit d'une maison bel et bien habitée et nous voilà bientôt assis dans le salon de la famille Hakim. Pendant que Fatima prépare le thé, la conversation, difficile au début avec le Grand-père, est facilitée par les "Oh !", les "Ah !" et les "Goal !" ponctuant le match Barcelogne-La Corogne qui se déroule sur l'étrange lucarne du mur d'en face, puis par l'arrivée de Malli, la sœur de Fatima qui possède quelques mots d'anglais, et enfin par celle des deux maris, de retour du travail. Le point d'orgue est apporté par l'irruption de la police, intriguée par la présence de notre fourgon.
Comme dans les meilleures histoires, tout se règle dans la joie et la bonne humeur avec force poignées de mains. Les pandores rassurés repartent et la discussion se prolonge autour d'un livre pour enfants dont les illustrations nous permettent d'échanger quelques idées, d'additionner les quiproquos et de multiplier les grands et francs éclats de rire. Comme de juste, nous terminons la soirée par la visite guidée du camion, qui commence à être bien rôdée.
Qazvin
Notre visite de Qazvin commence par un restaurant. Nous sommes encore maladroits, assis en tailleurs sur ces estrades que les Iraniens affectionnent tant. Le patron nous apprend à préparer notre dizzy dans les règles de l'art. Prendre d'abord quelques légumes dans le pot fumant, les écraser dans son bol avec le pilon fourni, verser dessus le bouillon en s'aidant de petits morceaux de pain lavash pour tenir les anses sans se bruler, consommer le bouillon, puis, après seulement, se servir la viande, les pois chiches et les légumes qui restent. C'est délicieux, le dizzy, et si facile à commander. Il suffit d'entrer, de s'asseoir, de dire "Dizzy" et on est servi.
La ville, éphémère capitale à l'époque safavide, mérite une visite pour sa mosquée du vendredi et le mausolée de Hossein. Autour du tombeau du "Saint", les fidèles prient avec ferveur, hommes et femmes séparés par les grilles qui entourent la sépulture, dans une atmosphère religieuse proche de celles que l'on peut observer autour des reliques des saints chrétiens.
Dans la cour, l'ambiance est beaucoup plus détendue, malgré le port obligatoire d'une tenue bien plus stricte que le foulard, et nous sommes entrepris par deux jeunes filles plutôt délurées. Pendant la séance de photos, une surveillante doit même intervenir pour remettre un peu d'ordre dans certain tchador un peu trop en désordre.
Ce n'est pourtant pas ce qui me trouble le plus. En quittant le site, je ne peux détacher mes yeux de cette statue de "pénitent" qui tourne le dos aux fidèles et regarde le mausolée à travers une grille !
Lettre persane
(Billet du 28 mai 2015) :Inspiré librement des Lettres Persanes (LETTRE XXIV):
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Nous sommes en Iran depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on doit s'adresser, et qu’on se soit pourvu des informations nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Téhéran est plus grand que Paris mais les maisons n'y sont pas hautes et les quartiers s'étirent interminablement, du sud au nord. Tu juges bien qu’une ville aussi peuplée, qui s'étend sur des dizaines de lieues, est entièrement dédiée à la voiture et que, quand tout le monde est monté dans la sienne, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirois pas peut-être, depuis deux jours que je suis ici, je n’y ai encore vu personne conduire raisonnablement. Il n’y a point de gens au monde qui tirent aussi étrangement parti de leur machine que les Iraniens ; ils roulent le nez sur leur volant, se croisent, se frôlent, se bloquent, sans aucun code de conduite apparent : les voitures lentes d’Europe, le rythme réglé de nos feux tricolores, les feraient tomber en syncope. Ils n'ont aucun respect des piétons ni des autres véhicules et, pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui essaie de tenir mon allure, j’enrage quelquefois comme un Turc : car encore passe qu’on me fasse des queues de poisson et des refus de priorité quand je suis au volant ; mais, quand je vais à pied, je ne puis pardonner les coups de klaxons que je reçois alors que je traverse dans les clous. Un véhicule qui fonce sur moi me menace et me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avoit pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes persanes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le Shah d'Iran était autrefois le plus puissant prince du Moyen Orient. Il ne disposoit pas d'autant de pétrole que les émirs arabes ses voisins, mais il avoit plus d'influence qu'eux, parce qu’il la tirait du soutien intéressé de ses amis d'Amérique et d'Europe, à l'avidité plus inépuisable que les puits. Ce roi trop complaisant fut contraint d'abdiquer sous la pression de son peuple qui le remplaça par un membre influent du clergé, aussi pieux qu'intolérant envers ceux qui ne l'étaient point.
Ce nouveau guide étoit un grand magicien : il exerçoit son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les faisoit penser comme il vouloit en parlant au nom de Dieu.
Sitôt au pouvoir, il envoya un grand écrit qu’il appela constitution, et voulut obliger chacun, sous de grandes peines, de croire tout ce qui y étoit contenu. Quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne vouloient rien croire de tout ce qui étoit dans cet écrit. Ils les fit mettre à mort ou les envoya en exil.
Quand il eut une guerre difficile à soutenir, comme il n'avoit plus de grandes forces armées, il n’eut qu’à mettre dans la tête de ses soldats qu’ ils iraient directement au Paradis en mourant au combat. Il alla même jusqu’à leur faire croire qu'une clé portée autour du cou leur ouvriroit la porte de l'Eden, et ils lui obéirent, tant étoit grande la force et la puissance qu’il avoit sur les esprits.
Ce que je te dis de ce guide ne doit pas t'étonner. Il y a aujourd'hui à Téhéran un autre grand ayattollah aussi fort que lui. Pour tenir toujours son peuple en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance que son prédecesseur lui avoit enseignés.
Par exemple, s'il n’a qu’un million de tomans dans son trésor, et qu’il en ait besoin de cent ou mille, il n’a qu’à persuader créanciers et débiteurs qu’un toman en vaut cent ou mille, en ajoutant deux ou trois zéros sur ses assignats.
Et ils le croient.
S'il n'a point encore de force militaire assez puissante pour inquiéter le monde, il n'a qu'à faire croire à ses ennemis qu'il prépare une arme d'une telle force qu'il pourra les détruire à sa guise en pressant simplement sur un bouton.
Et si ceux-ci ne le croient pas, du moins font-ils semblant.
Dans ce pays de vieille civilisation aujourd'hui dominé par les forces obscures, ce sont les femmes qui donneront peut-être un jour le signal d'une nouvelle révolte, car elles sont les principales victimes de la loi religieuse, qui leur défend de faire la plupart des choses que les hommes peuvent pratiquer librement.
En effet, puisqu'elles sont d’une création inférieure à la nôtre, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de faire autre chose que ce que prévoit leur condition et qu'elles regardent des images ou lisent des livres qui ne sont faits que pour détourner du chemin du paradis ? C'est ainsi qu'elles sont tenues à l'écart de bien des activités publiques et ne peuvent sortir dans la rue qu'enveloppées dans des voiles qui doivent masquer à tous les attributs de leur féminité.
Aujourd'hui cependant, bien des femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, se soulèvent malicieusement contre la constitution. Elles s'ingénient à nouer leur foulard de telle sorte qu'il laisse apparaître une bonne partie de leur chevelure et mettent tant de soin à apprêter leur visage, seule partie visible de leur corps, qu'elles s'en trouvent bien plus maquillées que leurs soeurs d'Europe ou d'Amérique. Il faut être sot comme un écclésiastique ou indifférent comme un eunuque pour ne pas voir à quel point elle savent se rendre belles et désirables sous la contrainte.
Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie français. Les hommes du pays où je suis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. Pourtant, c'est bien la même terre qui nous porte tous deux et nous devrions aisément pouvoir y vivre ensemble. Les Iraniens que nous rencontrons et qui nous accueillent si chaleureusement partout ou nous passons nous en donnent la preuve tous les jours.
De Téhéran, le 7 (Panjshanbeh) du mois de Khordab, 1394.
Post scriptum :
A Téhéran , nous avons enfin pu déposer notre demande de visa de transit pour le Turkmenistan. Nous n'avons pas dissimulé notre statut de professeurs en retraite, bien que, dit-on, les autorités de ce pays n'aiment guère cette profession et refusent parfois leur autorisation à ceux qui l'exercent. Nous verrons bien.
Dans la capitale, nous avons :
- aimé le musée national, qui est en fait un musée archéologique. Il ne comporte qu'une salle mais les pièces exposées sont fort intéressantes. Outre les inscriptions gravées de la période achéménide, ce sont les statues et bas reliefs parthes qui attirent l'attention. Ce sont des pièces rares, et peu de musées peuvent être fiers de posséder un authentique buste d'Artaban !
- apprécié le métro, indispensable moyen de transport dans cette grande métropole. C'est un métro moderne à la chinoise, dont la construction a échappé à Alsthom à la suite des sanctions économiques imposées à l'Iran mais que celui-ci a su mener seul à son terme. Les rames sont larges et bien conçues, les stations vastes, aérées, et la décoration soignée. Ce n'est pas le métro de Moscou mais...
- été amusés par les noms que les Iraniens ont donné aux rues près du quartier des ambassades occidentales. Celle du Royaume Uni (fermée) est située rue Bobyzands (Bobby Sands). Dès lors, le nom de la rue Nofel Lo Chato qui abrite notre représentation doit-il être compris comme un remerciement ou comme un bras d'honneur ?
- déploré l'absence de vrais lieux de convivialité comme on en trouve dans d'autres pays. Les terrasses de cafés n'existent pas, les places ne sont pas faites pour les piétons. On ne peut guère s’asseoir que dans les parcs.
- détesté la circulation automobile infernale. Conduire demande une vigilance extrême et, pour les piétons, traverser une rue est toujours une épreuve. Il n'y a guère que dans les bazars que l'on peut marcher à pied sans risque de se faire écraser.
Hamédan
(Billet du 30 mai 2015) :Hamédan, située à 300 kilomètres à l'ouest de Téhéran, tout près du Kurdistan iranien, est l'ancienne Ecbatane, capitale des Mèdes avant leur assimilation par les Perses achéménides. C'est ici que Darius se réfugia après la prise de Persépolis,et avant de reprendre sa fuite vers les hautes satrapies, ici encore que fut assassiné Parménion, le vieux stratège de Philippe, suspecté de complot parce qu'il commençait à s'inquiéter des ambitions démesurées d'Alexandre. C'est ici enfin que mourut Héphaïstion, le plus proche compagnon du conquérant, dans les derniers temps de l' expédition, au retour de la désastreuse traversée du désert de Gédrosie.
On ne voit rien du site antique, sur lequel sont établis plusieurs quartiers de la ville actuelle, interdisant tout projet de fouilles de grande ampleur. Seuls sont visibles quelques vestiges de la grandeur passée : un lion sculpté, tellement érodé qu'on dirait plutôt un rocher naturel en évoquant la forme, et deux magnifiques inscriptions gravées en caractères cunéiforme et rédigées en trois langues.
Ces deux inscriptions se trouvent à Ganjnameh. On les découvre au pied d'une belle cascade dans un recoin d'une vallée assez sèche qui s'enfonce dans les monts Alvand. Les deux roches gravées sont pratiquement identiques. Seuls changent les noms des deux rois qui les ont dédiées au dieu Mazda : Darius et Xerxès. Le site, rafraîchissant, est très prisé des habitants de la ville, qui y montent volontiers en soirée et le week-end (jeudi soir et vendredi en Iran).
Peu de touristes poussent jusqu' à Hamédan. Aussi, la curiosité à notre égard y est-elle plus grande encore que dans les autres villes. Nous engageons maintes conversations, nous prêtons à des séances de photos dignes de stars du show bizz, acceptons des compagnies qui peuvent durer quelques fois longtemps, mais nous ne pouvons donner suite à toutes les invitations à prendre le thé ou à dîner.
Les échanges, souvent laborieux, sont toujours un peu les mêmes. Ils peuvent être banals, cocasses, ennuyeux, parfois, mais ils sont toujours amicaux et on ne peut s'y soustraire. Et certaines discussions peuvent s'avérer surprenantes. C'est ainsi qu'au mausolée d'Avicenne, dont ne pouvions manquer la visite, une conversation s'engage, de part et d'autre de la vitre du guichet, autour de... Gilles Deleuze, dont l'étudiant en philosophie qui tient ici la caisse est un fervent admirateur. Je n'en reviens pas. Comment diable peut-on étudier l'oeuvre de Deleuze (et pourquoi pas celle de Guattari ou de Michel Foucault) à l'Université de Téhéran, dont on pourrait penser que les professeurs sont tenus à un enseignement plus orthodoxe ? La visite terminée, nous retournons au guichet pour essayer d'en savoir plus, mais notre disciple de Deleuze est maintenant accompagné d'un ami féru de littérature française, qui nous récite du Baudelaire et du Prévert. Il est train de traduire le Petit Prince de Saint Exupery en Kurde !
Comment dit-on '" Dessine-moi un mouton" à Ebril ?
Ispahan
(Billet du 03 juin 2015) :Nous sommes arrivés à Ispahan un vendredi en toute fin d'après midi. Il faisait doux. Les berges de la Zayandeh rud étaient envahies de centaines de familles, assises autour d'une nappe posée sur l'herbe, avec provisions, samovar, et, parfois, chicha. Nous avons beau y être habitués maintenant, nous ne lassons pas de ce spectacle.
Les Iraniens sont passés maîtres dans l'art du pique-nique. Dans la journée, ils s'assoient ou s'allongent dans l'herbe ou le long des routes sous le moindre ombrage. Et le soir venu, c'est par milliers qu'ils s'installent sur les pelouses des parcs, dans quelque petit square, au centre des ronds-points, près d'un bassin ou, comme ici, en bord de rivière.
Nous avons déjà été émerveillés par cet art de vivre à Tabriz, Téhéran et Hamédan, mais ici, ce soir, au pied du pont Si O Seh Pol, la scène est indescriptible, tant la foule est énorme et le tableau sans limite visuelle.
Sur l'eau, des grappes de pédalos à bec de cygne, tout vieillots et aux couleurs défraîchies, évoluent en douceur au pied des trente-trois arches, au rythme des coups de sifflet d'un maître de ballet invisible.
Sur les deux étages du pont, des silhouettes déambulent et se croisent. Quelques-unes balancent doucement leurs jambes dans le vide. Tout est tranquille.
Nous nous asseyons un moment. C'est toujours le même accueil curieux et chaleureux. Des regards bienveillants, des sourires et des questions, toujours les mêmes :"D'où venez-vous ?" "Bienvenue en Iran" " Une photo ensemble ?" (nous devons en être déjà à notre centième pose).
C'est un vrai bonheur de pouvoir partager l'espace de quelques heures l'art de vivre de ces gens, mais nous mesurons aussi ce que nous avons perdu en Europe. Que reste-t-il de nos parties de campagne, des déjeuners sur l'herbe en famille, du canotage en rivière et de la pêche à la ligne avec son grand-Père sur les berges du canal ? Est-ce que les guinguettes des bords de Marne ressemblaient un peu à ce que nous avons sous les yeux ? Peut-être, la chaleur en moins et le petit vin blanc en plus.
Ispahan passe pour la plus belle ville d'Iran et l'est sans doute. Comme Téhéran, elle est quadrillée par de larges avenues envahies par une circulation automobile démentielle, mais tout est plus humain. L'artère principale, l'avenue Shahar Bagh, qui part du pont des 33 arches, est très large et ombragée de grands platanes. Sur ses deux côtés, elle est bordée de boutiques et même de quelques petits centres commerciaux (rares en Iran). Une très large partie centrale est piétonnière.
Les principaux monuments se trouvent autour ou aux alentours de la place royale, la plus vaste esplanade que nous ayons jamais vue. Le Shah Abbas l'avait fait construire au XVIIème siècle, l'âge d'or de la ville, et lui avait donné les dimensions d'un immense terrain de polo. On voit encore les poteaux marquant les buts à chaque extrémité.
Le roi pouvait suivre les rencontres de la terrasse du palais Ali Qapu et, devant cet ensemble, je me dis que la configuration et la superficie des lieux ne devaient pas être très différentes sur l'hippodrome de Constantinople, entre le palais de l'empereur et Sainte Sophie.
Les trois mosquées les plus importantes sont la mosquée de l'Imam et celle de Loftollah, toutes deux sur la place royale, ainsi que la mosquée du Vendredi, au nord des bazars.
De l'extérieur, même si l'on tient l'art de la céramique pour mineur par rapport à celui de la mosaïque, on ne peut qu'admirer ces immenses surfaces vernissées, ces hauts frontons calligraphiés, ces dômes massifs et pourtant si aériens qu'on dirait parfois des ballons prêts à s'élever. Le bleu domine, ce bleu persan qui enchanta Pierre Loti, un bleu intense, mais moins profond que le bleu nuit, moins dur à l’œil (moins perçant ?) que le bleu du ciel, moins totalisant que le bleu grec, un bleu qui se marie harmonieusement avec les tons jaunes, ocres, verts, ou même roses, alliance dans laquelle les poètes et les mystiques voient la célébration de la beauté du monde et de la création, de la terre au ciel et du jardin au désert.
Dans les cours, on est saisi par la simplicité, la tranquillité, la sérénité du cadre et de l'atmosphère. Là où l'on attendrait peut-être de grandes manifestations religieuses, nous ne trouvons que quelques fidèles recueillis, au milieu desquels on passerait presque inaperçu. Comme on est loin des prières ostentatoires des pratiquants d'autres régions du monde !
A l'intérieur, on ne sait où regarder. Les voûtes sont entièrement et minutieusement décorées de motifs floraux, les stucs ciselés aussi finement que du bois. On admire, mais on se sent comme un "barbare en Asie". Là où l'on ne peut que voir, il faudrait savoir lire. On peut bien apprendre à déchiffrer, sur une faïence, les monogrammes entremêlés d'Ali, Allah et Mohamed, mais comment parcourir ces kilomètres de textes calligraphiés, parfois sur deux lignes superposées ?. Un guide de rencontre, bénévole et compatissant, livre quelques clés aux analphabètes que nous sommes. A sa mine et à sa mise, on devine que notre homme, ancien professeur comme nous, ne perçoit qu'une petite pension. Mais sa tristesse désabusée vient-elle de son état ou de notre indécrottable ignorance ? Comme l'écrivait Nicolas Bouvier,on trouve en lui "cet air qu’ont si souvent les habitants des villes d’art, d’être jury dans un concours auquel l’étranger, quoi qu’il fasse, ne comprendra jamais rien."
Faut-il dès lors parler des bazars d'Ispahan, de ses jardins, du palais des Quarante Colonnes et de ses fresques, Il y a tant à voir à Ispahan !
Et ses adorables ponts anciens ?
Passons outre. De l'autre côté de la rivière, un ensemble de ruelles plus étroites constitue le quartier de la "nouvelle Jolfa". C'est ici que furent installés les Arméniens déplacés des régions du Nord-Ouest au XVIIème siècle. La communauté est aujourd'hui réduite mais encore active et entretient une dizaine d'églises. Nous en avons visité deux : celle de Bethléem et la Cathédrale (Vank). Dans cette dernière, nous retrouvons les tableaux du martyre de Saint Grégoire l'Illuminateur dont nous connaissons bien les supplices pour les avoir vus maintes fois en Arménie. Un des bâtiments de la cour abrite un musée dans lequel on trouve une exposition consacrée au génocide de 1915 avec documents, photographies et films d'époque, ainsi qu'une riche collection de manuscrits enluminés.
Il nous faut quitter Ispahan. A regret. A ce jour, c'est notre plus belle étape en Iran.
Shiraz : Parmi les cousines, parmi les voisines...
(Billet du 08/06/2015) :La ville de Shiraz n'est pas agréable d'abord. Comme les autres métropoles iraniennes, elle est sillonnée par de larges avenues à deux ou quatre voies et on met quelque temps à trouver un centre un peu moins dédié à la voiture. Comble de malchance, nous y sommes arrivés la veille d'un week-end exceptionnel de trois jours, dont le premier impliquait fermeture obligatoire de tout ce qui aurait pu de près ou de loin présenter une forme de vie, puisqu'il s'agissait de commémorer la date anniversaire de la mort de l'imam Khomeyni.
La déception était d'autant plus vive qu'après une longue route sous la chaleur, nous espérions, dans cette ville de poètes, nous reposer, comme à Ispahan, au milieu de jardins arborés et de fraîches fontaines.
Las, non seulement tout était fermé mais encore tout semblait laid. Les façades de béton grisâtres, les trottoirs souillés de taches de natures diverses, les arbustes étiques, donnaient aux rues désertes un aspect sinistre. Les parcs, entrevus depuis leurs grilles closes, paraissaient à l'abandon. Pour toute rivière, un oued caillouteux et à sec qu'enjambaient deux pauvres ponts modernes dépourvus d'attrait. Pas de pique-nique au bord de l'eau comme à Ispahan, pas de musée comme à Téhéran, même pas un coin de pelouse pour y poser sa nappe. C'était donc ça la ville célébrée par Hafez et Saadi ? Dans mon amertume, je m'apprêtais à titrer ce billet d'un vengeur :
"Shiraz, la ville qui poète plus haut que son...".
Heureusement, en quarante-huit heures, tout a changé.
Le deuxième jour, dans le quartier de la citadelle, nous avons rencontré Vincent. C'est lui qui nous a abordés, et nous avons tout d'abord cru avoir affaire à un de ces guides autoproclamés qui se présentent parfois aux abords des sites touristiques.
Vincent nous a effectivement servi de guide mais ce n'est pas un guide ordinaire. Parfaitement francophone, passionnément francophile, il n'aborde les Français que pour parler leur langue et ne lie conversation avec eux que pour s’entretenir de leur pays.
C'est par cela et en cela seulement qu'il est "intéressé".
Pendant les deux jours que nous avons passés ensemble, nous avons parlé bien davantage de la France que de l'Iran. Tout y est passé, de manière savante ou naïve :
- la géographie ("est-il vrai que dans certains quartiers de Lille on se trouve déjà en Belgique"),
- l'histoire (Pétain et De Gaulle),
- le climat ("à Nantes, est-ce qu'il fait pleut autant qu'à Paris ?"),
- la mentalité (mérites comparés des gens du Sud et du Nord),
- et, surtout, la langue française, à l'occasion de questions de grammaire et de vocabulaire parfois très pointues, d'autres fois parfaitement incongrues : (doit-on dire "dégage !" ou "dégage-toi !"), ou même étonnament vulgaires (Où placer le le son "u" dans "troudoucou" ?)
Il a surtout été question des possibilités d'immigration. Vincent (c'est le prénom qu'il s'est choisi) a obtenu tous les certificats de langue française que l'on peut rassembler en Iran, et conserve pieusement tous ses diplômes, qu'il a tenu à nous montrer, ainsi que ses cartes de bibliothèque, de membre des différents associations franco-iraniennes. Il sait tout de notre pays, dont il suit quotidiennement l'actualité sur Internet, connaît tout ce qui a et tous ceux qui ont, de près ou de loin, rapport avec la francophonie en Iran, et il a fait toutes les démarches possibles pour se rendre en France ou dans un pays francophone. Malgré cela, la porte d'entrée de notre pays lui est toujours fermée.
La seule solution serait pour lui d'épouser une Française, mais Vincent est compliqué. Il a des principes, et ne veut pas d'un mariage blanc, car il souhaite vraiment fonder un foyer, ni d'un mariage homosexuel, que sa mère n'accepterait pas.
Il faut donc lui trouver une femme française, "même laide", "même vieille", "même..."
Il résiste à nos réserves, contre propositions et objections (" Ou ?" "Comment ?" "On ne trouve pas une femme comme on achète une voiture ou une machine à laver", "As-tu essayé les sites de rencontre ?").
Sa solution à lui tient en une formule, toute faite, bien rôdée :
"Parmi les cousines, parmi les voisines..."
Elle reviendra comme une litanie, au détour de nos conversations, dans la rue, à l'occasion d'une visite, au restaurant, quel que soit le thème abordé :
- Trouver du travail : si j'habite à Besançon, pourrais-je facilement aller travailler en Suisse ?
- L'actualité : Sarkozy ou Hollande ?
- Les langues régionales : "A Toulouse, vous parlez l'occitan ?"... " Non ? Et parmi vos cousines, parmi vos voisines ?.."
Dans sa famille, où il nous a bien sûr, invités, les propos de sa mère inquiète de son avenir seront traduits et résumés par la même formule :
Cette scie aurait pu être lassante, irritante, ou comique. Nous l'avons trouvée simplement émouvante.
Le dernier jour, Vincent nous a conduit sur les traces de Hafez et Saadi.
Nous voulions voir ce qui subsistait de la ville qu'ils avaient tous deux célébrée. Les paradis de verdure jadis propices à la rêverie et à l'amour courtois autant qu'à l'inspiration mystique n'existent plus et on ne peut les évoquer qu'en visitant de modernes et profanes espaces engazonnés. C'est sans doute en souvenir du Golestan que le parc Eram est inscrit au patrimoine mondial de 'humanité. Malheureusement, qui dit Unesco dit accès payant, ce qui est regrettable, non que la somme soit élevée, mais parce que cette taxe d'entrée limite la fréquentation populaire qui fait habituellement tout le charme des jardins iraniens.
C'est la visite des mausolées des deux poètes qui nous a subjugués. Les deux édifices n'ont été construits qu'au siècle dernier et ce n'est donc pas leur caractère historique qui en fait l'intérêt. Ce n'est pas non plus leur architecture : un simple pavillon pour celui de Saadi et une sorte de kiosque pour celui de Hafez.
Ce qui est sidérant, c'est le monde qui se presse en ces lieux. On y vient en famille, pour se promener dans le parc, prendre le frais, manger une glace ou, simplement sortir un peu, mais on ne manque pas de consacrer quelques minutes de recueillement à la tombe du poète. Certains visiteurs sont pensifs, d'autres semblent réciter quelque-chose (prière ou vers du divan ?...)
J'en suis bouleversé.
Comment est-il possible qu'une telle foule vienne sur la tombe de poètes du XIIIème siècle ? . Même si c'est un jour férié où l'on ne sait pas trop quoi faire, et quand bien même ce serait par curiosité plus que par dévotion, une scène pareille pourrait-elle se produire chez-nous ?
Imagine-t-on des Français se rendre en masse et en famille sur la tombe d'un poète national ? Ne remontons pas à François Villon, que tout le monde a oublié, mais les poèmes de Victor Hugo, Verlaine ou Rimbaud évoquent peut-être encore quelque chose chez ceux qui sont eu la chance d'aller à l'école avant le XXIème siècle. Allons-nous pour autant, aussi nombreux, nous recueillir la main sur le coeur au Père Lachaise ou à Charleville Mézières ?
Les Iraniens sont un peuple extraordinaire. Nicolas Bouvier s'était étonné de voir, en plein hiver, les mendiants de Tabriz murmurant en grelottant "des vers de Hafiz et Nizami qui parlent d'amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules". Moi, je suis tout ému de voir ce couple d'amoureux plongé dans la lecture d'un poème, les larmes aux yeux de cet homme à l'allure de fort des halles, cette rangée de jeunes femmes semblant prier, inclinées vers le tombeau, et je ne peux m'empêcher de filmer l'émotion de cette autre, aussi forte que si elle disait adieu à un parent ou un amant.
ll est temps de nous quitter. Vincent nous arrache à la conversation que nous avions avec Sara, venue rendre hommage à Hafez avec sa mère, et nous conduit jusqu'à la route de Persépolis. II n'accepte pas de cadeau, encore moins d'argent ; il ne veut même pas qu'on lui paie le taxi pour rentrer chez lui. Il nous remercie d'avoir accepté sa compagnie et nous rappelle qu'il ne souhaite qu'une seule chose : "Parmi les cousines, parmi..."
Postscriptum :
Comment se peut-il que la France applique une politique d'attribution de visas aussi restrictive et rejette les étrangers qui l'aiment de loin ? Le nombre croissant des candidats à l'immigration et le souci légitime de se protéger contre une menace terroriste extérieure, constituent-ils une raison suffisante pour se priver ainsi de cette francophilie obstinée ? Si l'on "ne peut accueillir toute la misère du monde", faut-il se refuser d'en recevoir la richesse ?
Après l'attentat contre Charlie Hebdo, Vincent l'Iranien est allé à Téhéran avec quelques amis, déposer des fleurs et des bougies devant l'ambassade de France. Cela ne vaut-il pas un visa ? Il semble que non.
. La morale de cette histoire, c'est que si Shiraz garde vraiment ses poètes au cœur, pour le "rayonnement culturel", et les prétendues "valeurs de la francophonie", c'est plutôt la France qui ... (voir plus haut)
Sites antiques de la région du Fars
(Billet du 12/06/2015) :La région de Shiraz est riche en vestiges d'époque préislamique et, en particulier, en sites datant des périodes achéménide (du VIIème au IVème av. J-C.) et sassanide (du IIIème au VIIème ap. J-C.) , les deux âges d'or de la Perse antique.
Pasargades :
A Pasargades, on peut encore voir, extérieurement intact, le tombeau de Cyrus. Il s'agit de Cyrus le grand, le deuxième du nom, qui donna à l'empire perse sa première grande expansion et auquel Alexandre, qui se considérait comme son héritier, rendit hommage deux siècles plus tard en restaurant la sépulture. Le monument est plus grand que je ne l'imaginais ; on le voit de très loin, dominant seul la plaine depuis le socle aux six marches sur lequel il est dressé. Il ne comporte absolument aucune décoration extérieure. Plus que sobre, il est austère et ce mélange de grandeur, de simplicité et de solitude impose le respect. C'est presque tout ce qui reste de l'ancienne capitale qui supplanta Ecbatane, si l'on excepte les maigres vestiges de la résidence royale et une tour de défense que l'on atteint en voiture par une petite route, dans l'enceinte même du site archéologique.
Le site est un agréable lieu de promenade... et de pique-nique, faut-il le préciser ?
Persépolis :
Quoique grec, ce nom résume à lui seul le passé historique et archéologique de l'Iran. Au XXème siècke, Persépolis fut, dans les dernières années de la monarchie Pahlevi, l'objet de grandes et solennelles festivités, destinées à rappeler au monde, en présence de nombreux chefs d'état étrangers, l'ancienneté de la civilisation iranienne et sa volonté de compter parmi les nations fortes des temps modernes. Tout cela est bien loin, et la République islamique a, depuis trente-cinq ans, d'autres priorités idéologiques et politiques que celles du dernier Shah.
Le site n'est cependant pas délaissé et de nombreux visiteurs, en majorité iraniens, le fréquentent quotidiennement.
Les escaliers monumentaux sont toujours en place et on distingue très bien le plan de la grande salle d'audience, ainsi que celle des Cent colonnes. Ce qui est surtout remarquable, ce sont les bas reliefs très bien conservés qui ornent l'escalier Est. On y voit la procession des nations soumises apportant leur tribut et on s'amuse à reconnaître les Parthes, les Arméniens, les Ethiopiens, les Arabes, les Grecs, les Indiens, et bien d'autres, d'après leurs costumes (bonnets, tuniques, torses nus), leurs animaux (chevaux, chameaux, buffles) ou la nature de leurs présents (vases, peaux, tapis, soieries). Les petits palais dits de Darius ou de Xerxès sont moins intéressants, ainsi que les tombeaux qui surplombent le site. Pour l'anecdote, il faut noter que celui du dernier Darius est resté inachevé, et pour cause...
C'est un fait : les Iraniens, et en particulier les deux ou trois dernières générations adultes, qui n'ont rien connu d'autre que le régime des mollahs, semblent chercher refuge, sinon espoir, dans leur passé préislamique. Cela se traduit par un goût pour l'étude de l'histoire ancienne, un intérêt renouvelé pour la religion zoroastrienne et, de manière très forte, lors de la naissance des enfants, par un choix de prénoms non musulmans, tel "Persa", Roxane, ou même Anahita, ancienne divinité païenne, de l'eau et des sources.
Cette passion, cet amour souvent excessif et naïf de la grandeur passée de l'empire, est sans doute une manière pour eux de tenter d'échapper à la prison idéologique dans laquelle ils se sentent enfermés, tout comme l'est ce désir émouvant d'aller à la rencontre de l'autre, de parler avec l'étranger, pour établir, avec quelques rares mots d'anglais, un contact avec le monde extérieur et faire porter ces paroles que nous avons si souvent entendues : "Nous ne sommes pas comme nos dirigeants", "Notre pays n'est pas l'empire du mal dont nos gouvernants ont donné l'image à l'étranger" , "Nous ne sommes pas des terroristes" ou même, plus rarement, il est vrai "Notre culture ne se résume pas à l'Islam".
Comment ne pas être sensible aux démonstrations d'amitié de ces gens qui viennent sans cesse vers nous. Ils sont tous différents, plus ou moins instruits, plus ou moins bien établis dans la société, mais toujours avides de nous connaître et de faire connaître leur pays, en attendant, enfin, de pouvoir en sortir. En un mois, combien de fois avons-nous entendu cette supplique : "Nous voulons parler au monde" ?
Voilà qui nous ramène à Persépolis : Cette ville n'a jamais été une capitale. Elle ne servit qu'à recevoir, une fois par an, pour les fêtes de Noruz, les hommages et les témoiganges de fidélité des nations soumises, de l'Inde aux cités grecques d'Asie Mineure.
Elle était donc là, déjà, pour "parler au monde" et lui signifier son hégémonie. C'est sans doute pour cela, et non seulement parce qu'il était ivre, qu'Alexandre y mit le feu et détruisit entièrement les palais que nous visitons aujourd’hui"hui. Sur ce point, nous pouvons être d'accord avec Fatima.
Les tombeaux de Naqsh-e-Radjab et Naqsh-e-Rostam
La visite de Persépolis ne saurait être complète sans un détour par les sites de Naqsh-e-Radjab et Naqsh-e-Rostam.
Sur le flanc de deux falaises, ont été creusés les tombeaux des plus grands rois achéménides et sassanides, dont les façades sont encore ornées de splendides bas-reliefs.
A Naqsh-e-Radjab, sont représentées les scènes d'investiture de deux rois sassanides : Ardéshir 1er et Shapur 1er.
Naqsh-e-Rostam est encore plus intéressant car on y trouve les quatre tombeaux des successeurs de Cyrus, dont l'histoire a conservé les noms et la destinée. Pour qui a étudié les guerres médiques, lu les Perses d'Eschyle et s'est intéressé à la figure d'Alexandre, c'est un site fascinant.
Devant moi, voici successivement Darius 1er, qui aurait pu rester dans l'histoire pour la construction de Suse et Persepolis mais qui commit l'erreur de s'attaquer à la Grèce et fut vaincu à Marathon. A côté de lui, se trouve Xerxès, qui voulut reprendre l'entreprise de son père et fut, lui, écrasé à Salamine. Il avait cependant, auparavant, saccagé une bonne partie de l'Attique et détruit la ville d'Athènes et l'on dit qu'Alexandre s'en serait peut-être souvenu quand il décida de mettre le feu à Persépolis, 150 ans plus tard.
A côté des sépultures de ces grands rois, se trouvent celles d'Artaxerxès et Darius II, derniers souverains perses avant l'hellénisation de l'Asie.
En dessous, on peut admirer des bas reliefs d'époque sassanide, dont le plus célèbre, qui commémore les victoires de Shapur 1er sur l'empire romain, au IIIème siècle ap. J-C. Il représente le souverain perse recevant la soumission des empereurs Valérien et Philippe l'Arabe.
Nous avons passé la nuit sur le petit parking du site. Avant que nous puissions nous coucher, la soirée a encore été longue et chaleureuse, en compagnie de deux familles iraniennes qui nous avaient conviés à leur barbecue. C'étaient deux jeunes couples avec enfant. Ils étaient arrivés dans deux énormes semi-remorques conduits par les hommes, chauffeurs routiers de leur état. Assis par terre autour de la nappe dont nous avons maintenant l'habitude, nous avons partagé nos provisions et échangé toutes les idées que notre vocabulaire nous permettait de mettre en commun. Et nous nous sommes finalement dit beaucoup de choses, sur l'Iran, la situation dans laquelle l'ont mise les enturbanés (gestes expressifs...), etc.
Ce fut une de nos plus belles soirées. Non loin de nous, un groupe de musiciens jouait tout doucement et nous sommes allés, tous ensemble, les écouter et les remercier. Nous avons beaucoup ri, nous nous entendions bien, nous nous comprenions presque et nous nous sommes quittés dans des effusions d'amitié.
Nous continuions notre voyage et ils restaient chez eux.
Ils étaient jeunes et pouvaient encore espérer un avenir meilleur. Leurs enfants s'appellent Roxane et Persa...
De Shiraz à Yazd
(Billet du 15/06/2015) :Tout l'est de l'Iran est un vaste désert, un des plus arides du monde, dit-on.
L'itinéraire de Shiraz à Yazd passe d'abord par l'oasis d'Abarkuh, ancienne étape importante sur la route des caravanes. On y voit un cyprès prétendûment millénaire (visite payante !) et un mausolée de forme polygonale, assez particulier. Il est surtout intéressant de se promener dans les rues du village, entre les maisons construites en pisé. Formes douces, contours arrondis, couleur ocre des murs, coupoles, passages voutés à échelle humaine, portes basses et porches sous lesquels, à l'heure chaude où nous avons déambulé, quelques vieillards somnolaient.
L'autre élément notable du paysage est la présence, aux abords immédiats des habitations, de nombreux édifices coniques, de taille plus ou moins importante. Ce sont d'anciens réservoirs à demi enterrés, bâtis dans un mélange de sable, paille, cendre et poils de chèvre, dont les vertus isolantes permettaient autrefois de conserver pendant tout un été la glace que l'on avait recueillie en hiver dans les montagnes environnantes.
Abarkuh ne mérite pas plus qu'une halte de quelques heures mais constitue une excellente introduction à Yazd. C'est déjà l'architecture du désert, simple et intelligente, où tout est conçu pour se protéger de la rigueur du climat tout en tirant parti de la moindre de ses ressources.
Quand le voyageur arrive ici, qu'il vienne du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, il retrouve, enfin, après une longue traversée du désert, une vraie ville.
Un peu oubliée depuis la fin du trafic caravanier, Yazd est redevenue, dans les années 2000, un centre d'activité important. L'agglomération moderne s'étire aujourd'hui très loin de son centre mais c'est bien sûr celui-ci qui retient l'attention du visiteur. De toutes les villes iraniennes, Yazd est la seule à avoir conservé intact un quartier historique très étendu. Les longues ruelles s'étirent et se croisent, entre de modestes maisons assez semblables à celles d'Abarkuh mais aussi entre des demeures plus imposantes, des mausolées, des mosquées dignes de la "belle et noble ville" que décrivit Marco Polo. On s'y perd sans inquiétude, demandant par ci par là son chemin pour la "prison d'Alexandre", la "mosquée du vendredi", ou le "mausolée des douze imams", sans trop se faire d'illusions sur la suite de la promenade et en se demandant comment on va bien pouvoir éviter le cliché du labyrinthe ou du dédale, quand il faudra, plus tard, livrer ses impressions au clavier de l'ordinateur. Méditation subitement interrompue car voici que dans cette venelle déserte où on ne peut marcher à plus de deux de front, déboule une motocyclette klaxonnante et pétaradante nous plaquant contre le mur pour nous signifier que la vieille ville n'est pas qu'un lieu de flânerie pour touristes.
Nous passerons la deuxième nuit au cœur même de la vieille ville, en garant Tiresias sur une petite place entre la "prison d'Alexandre", pure invention tirée d'un vers d'Hafez et l'hôtel Fahadan, moins bien noté que le Silk road sur les sites Internet, mais que nous préférerons au précédent pour son architecture plus traditionnelle et sa vaste cour intérieure bien ventilée.
En ce lieu, nous faisons la rencontre d'un louti et, du coup, découvrons de quel type de personne il s'agit. On reconnaît facilement un "louti" à son allure. Cheveux assez longs, moustache fournie, et deux particularités vestimentaires : la veste jetée sur les épaules sans en enfiler les manches et des souliers dont il ne chausse pas le talon. Les loutis constituent en Iran une sorte de caste, dont le mode de vie rappelle un peu celui des gitans dans le sud de l'Europe. Leur marginalité leur vaut une réputation ambiguë. Voyous pour les uns, artistes de la rue pour les autres, il sont un peu des deux : machos bagarreurs, musiciens, bateleurs, animant par exemple les mariages, les spectacles... Quoi qu'on en pense, ils obéissent à un strict code d'honneur et se sentent investis d'une mission chevaleresque : aider les autres, ce qui peut les conduire à jouer du couteau pour protéger la veuve et l'orphelin dans le cinéma iranien ou simplement à servir de guide dans un hôtel. On peut donc demander son chemin sans crainte à un louti...
On peut parler des mosquées, des mausolées, des pishtaqs, des ruelles de la vieille ville, mais on ne dit rien de Yazd si on ne parle pas de ses deux caractéristiques principales : les badgirs et les qanats.
Les tours du vent :
Par groupe de quatre ou cinq, assez massives, les "badgirs" se dressent vers le ciel comme des tours de guet ou des campaniles. Ces "attrape vents", sont d'ingénieux systèmes de climatisation, en place depuis des siècles. Grâce à un cloisonnement en compartiments assez semblables à de larges conduits de cheminée, une circulation naturelle aspire et rejette l'air chaud vers le haut, laissant place à l'air extérieur qui entre et descend. Ce cycle, qui n'a recours à aucune assistance mécanique, permet de refroidir l'eau des citernes ou les pièces des habitations. On peut le vérifier en déposant un confetti au ras du sol. Celui-ci s'élève vers la sortie, puis redescend, remonte à nouveau et ainsi de suite. C'est génial de simplicité. On compte des centaines de badgirs à Yazd.
Le "musée de l'eau" rassemble une abondante documentation photographique et de nombreux panneaux explicatifs qui permettent de comprendre le système très minutieusement conçu des kanats. La partie la plus intéressante concerne le creusement des tunnels : percement des puits, calcul millimétrique de la pente à suivre, techniques de ventilation, équipement et conditions de vie des ouvriers spécialisés.
La terre et le feu :
On ne dit rien non plus de Yazd si on ne parle pas du culte zoroastrien. La région rassemble les derniers adeptes de ce qui fut la religion dominante de la Perse jusqu'à sa conversion à l'Islam après les invasions arabes. Il ne faut pas confondre le zoroastrisme, religion monothéiste codifiée et structurée à l'époque sassanide, dans les premiers siècles de notre ère, avec les cultes polythéistes qui l'ont précédé et dont on retrouve les éléments épigraphiques ou iconographiques dans les sites achéménides. Anahita n'est pas une divinité zoroastrienne !
Il y a pourtant bien des points communs et, en particulier, la primauté donnée, dans la création, à la lutte du bien du mal et à Mazda, le dieu suprème, devenu unique sous l'influence de Zoroastre, (le Zarathoustra greco-nietschéen (1).
Autre point commun : la fonction sacrée des quatre éléments et, en particulier de la terre et du feu.
Le feu :
Le feu brûle en permanence dans chaque temple et, si les événements obligent à un déménagement, c'est la même flamme qui est déplacée dans le nouveau lieu de culte, quelquefois jusque dans une autre province.
Nous avons visité deux de ces temples.
A Yazd, il sagit d'un édifice moderne, d'une grande sobriété. On y voit seulement le portrait de Zoroastre et la flamme sacrée, qui brûle derrière une vitre. A une cinquantaine de kilomètres, Chakchak est au contraire un lieu de pélérinage et de rassemblement à l'occasion de certaines fêtes. C'est une visite qui se mérite, si l'on ne veut pas risquer la santé de son véhicule sur la fin de la piste qui y conduit et, de toutes façons, si l'on veut parvenir jusqu'à la grotte sacrée, en gravissant des escaliers redoutables. Genoux fatigués s'abstenir. Mais une fois là haut, quel site extraordinaire !
La terre :
A Cham, nous avons trouvé le village désert et le temple fermé mais c'est là que nous avons vu pour la première fois les tours du silence.
Comme la plupart des monothéistes, les zoroastriens croient en l'immortalité de l'âme et en sa libération après la mort mais la question du corps du défunt se pose aux mortels restants plus crûment que pour les chrétiens où les musulmans.En effet, pour eux, la chair ne peut pas être enterrée car sa putréfaction souillerait la terre, un des quatre éléments sacrés. Elle ne peut non plus être brûlée car cela souillerait le feu. L'inhumation et l'incinération étant proscrites, ne reste que l'exposition.
Dans la stricte observance de la religion zoroastrienne, les corps doivent donc être disposés en plein air sur des esplanades circulaires situées en hauteur et à l'écart des habitations. Les vautours et les corbeaux se chargent du reste. C'est la fonction des dakhmas , les "tours du silence".
En Iran, cette pratique a cessé depuis les années soixante, en partie parce qu'elle heurtait certaines sensibilités dites modernes, mais aussi, pour des raisons plus écologiques que morales, à cause de la raréfaction des oiseaux de proie.
En Inde où les Farsi (Zoroastriens d'origine iranienne) sont nombreux, elle perdurait encore à Bombay à la fin du XX° siècle (lire absolument Un enfant de la balle de John Irving).
Les dakhmas de Cham sont donc aujourd'hui aussi vides que des aires à blé abandonnées. En contrebas, on aperçoit un cimetière, immense, avec à peine quelques tombes bien rangées. Les habitants se sont adaptés. Ils enterrent leurs morts dans des sarcophages de béton afin qu'ils ne soient jamais en contact avec la terre. Les tombes sont en outre orientés vers le soleil levant et non vers le sud-ouest (direction de la Mecque), comme les sépultures musulmanes auxquelles elles pourraient ressembler.
A Yazd, comme ailleurs, nous avons reçu le plus amical des accueils. Comment en parler, à chaque fois, sans tomber dans la redite ?
Merci au jeune guide du musée zoroastrien qui s'est épuisé à nous expliquer, dans son anglais rudimentaire, les rituels de sa religion, et nous a en fait comprendre en quelques gestes les trois principes fondamentaux : Humata, Hukhta, Huvarshta (bonne pensée, bonne parole, bonne action).
Merci surtout à Vali, Français d'origine iranienne avec qui nous avons passé une soirée délicieuse à parler (en français, quelle joie !) du passé, du présent, et du futur de l'Iran.
Vali prépare un circuit de 31 jours en camping car de France en Iran. On peut suivre son projet sur www.culture-iran.com
(1) Pour ceux qui se demandent pourquoi Nietsche a intitulé son oeuvre principale "Ainsi parlait Zarathoustra", voici la réponse de l'auteur en personne :
« On ne m'a pas demandé — mais on aurait dû me demander —, ce que signifie dans ma bouche, dans la bouche du premier immoraliste, le nom de Zarathoustra, car c'est juste le contraire qui fait le caractère énormément unique de ce Perse dans l'histoire. Zarathoustra, le premier, a vu dans la lutte du bien et du mal la vraie roue motrice du cours des choses. La transposition en métaphysique de la morale conçue comme force, cause, fin en soi, telle est son œuvre. Mais cette question pourrait au fond être considérée déjà comme une réponse. Zarathoustra créa cette fatale erreur qu'est la morale ; par conséquent il doit aussi être le premier à reconnaître son erreur. »
(Nietzsche, Ecce homo)
De Yazd à Mashhad et à la frontière
(Billet du 20/6/2015) :Oasis de Garmeh :
Le désert iranien se divise en deux parties : le Dasht-e-Kevir, au Nord Ouest, et et le Dasht-e-Lut, au Sud-est.
La route qui relie directement Yazd à Mashhad passe à peu près entre les deux. Comme ailleurs en Iran, il s'agit d'une bonne route bien asphaltée, qui traverse tantôt des étendues mornes et salées semblables aux sebkras du sud tunisien, tantôt de petites dunes de sable blond, moins belles toutefois que celles du Sahara. On croise de temps à autre quelques chameaux. Il faudrait plutôt dire "dromadaires" car ces bêtes n'ont qu'une seule bosse, comme leurs congénères africains. Nous sommes pourtant en Asie. Où sont donc les vrais "chameaux" et leurs deux protubérances ?
Le village en pisé présente les mêmes formes douces et les mêmes tons ensoleillés que nous avons aimés dans les villages traversés depuis Shiraz. Ce qui mérite le détour, c'est surtout la source qui coule au pied de la falaise bordant l'oasis. Dans une anfractuosité, se trouve un petit bassin peu profond dans lequel on peut se tremper avec délice, si l'on ne craint pas les insignifiantes morsures des petits poissons qui viennent manger les peaux mortes de vos orteils.
Sans ce bassin, le bivouac serait intenable car la chaleur est extrême. Le thermomètre du fourgon est-il devenu fou ? Il affiche 52 degrés. A croire que Tiresias s'est converti aux Farenheit !
Mais au bord de la source, on peut tenir longtemps.
Grâce à ce filet d'eau, mince mais continu, qui sourd obstinément de la roche aussi sèche que le sable qui l'entoure, l'oasis, assez semblable à celles du sud tunisien ou algérien, est irriguée par un réseau complexe de petits canaux bien entretenus. Un jeu de vannes que l'on ouvre ou ferme par quelques pelletées de sable permet d'inonder tour à tour toutes les parcelles, où poussent légumes et céréales, à l'ombre de palmiers et quelques autres arbres fruitiers. On nous offre des dattes. Elles ne valent pas les inégalables Deglet Nour mais elles sont bien bonnes quand-même.
Allons ! Notre visa expire à la fin de la semaine. Il faut repartir. Une dernière trempette et on reprend du désert !
Notre dernière étape en Iran, avant de nous diriger vers Badgjiran, à la frontière du Turkmenistan, s'effectue dans une ville très religieuse, et même sacrée pour les musulmans chiites, parce qu'elle abrite le mausolée de Reza, le huitième imam. A ce titre, elle fait l'objet d'un pélerinage effectué par des croyants venus du monde entier, pour lesquels ce rituel est aussi important que celui de la Mecque, en Arabie Saoudite, ou de Kervala, en Irak. Comme Qom, Shiraz est directement administrée par les mollahs qui y exercent toutes les fonctions politiques, administratives et même judiciaires (peine de mort comprise).
On pourrait donc s'attendre à une atmosphère particulièrement pesante. Il n'en est rien.
Mis à part les abords de l'Haram (l'enceinte sacrée, voir plus bas), Mashhad ressemble à beaucoup de villes iraniennes. Les habitants sont toujours aussi bienveillants à l'égard des étrangers, curieux de nous connaître... et émerveillés de l'aménagement de Tiresias ; Les parcs sont plus fréquentés que jamais et on trouve même, sur les hauteurs de la ville, des restaurants où l'on peut déguster en plein air les plus monstrueuses brochettes que nous ayons jamais dévorées. Des broches, plutôt que des brochettes, car plusieurs côtelettes de mouton sont enfilées sur des tiges de la taille d'un tisonnier ! Végétariens ou petites faims s'abstenir !
Comme à Ispahan ou à Shiraz, le même art de vivre semble se perpétuer ici, mais il faut cependant ouvrir une parenthèse.
Pour un non musulman, la visite de l'enceinte sacrée (Haram) s'accompagne de nombreuses restrictions. On peut certes suivre le conseil de certain blogueur et essayer de se fondre dans la foule mais, si l'on veut s'éviter le ridicule des Dupont déguisés en Chinois dans le Lotus bleu, il vaut mieux accepter son statut d'infidèle et le déclarer. On est alors pris en charge par un ou une guide bénévole qui s'occupe de vous conduire là et seulement là où vous avez le droit de pénétrer. Ce chaperon ne vous quittera pas d'une semelle mais, en retour, vous bénéficierez d'une visite gratuite et plutôt bien documentée.
Notre guide, anglophone à 75% et francophone à 25%, a parfaitement rempli sa fonction et, au delà, nous a expliqué son statut. A la voir, toute vêtue de noir comme une pénitente, on ne le dirait pas, mais F.. n'est pas une nonne, F... est une femme instruite et bien installée. Elle exerce la profession de chirurgienne et possède sa propre clinique privée. Son bénévolat lui permet d'évacuer la pression professionnelle (et familiale, confie-t-elle aussi en aparté malicieux) mais ce n'est pas une simple soupape pour cadre surmené. Sa foi est sincère. Comme pour beaucoup de fidèles ici, l' influence de Reza, la spiritualité du "lieu de martyre" sont pour elles une réalité, et sa présence une nécessité vitale.
Cela ne l'empêche pas d'être critique. Quand nous proposons une offrande "pour l'entretien du site", comme nous le faisons souvent, elle se moque gentiment de nous en nous demandant si nous réalisons bien les énormes profits que le clergé tire de ce pélerinage. Chaque croyant fait un don conséquent et, comme toutes les tâches normalement salariées, de l'entretien à la réfection des bâtiments, de la restauration à la gestion des bibliothèques etc. sont effectuées gratuitement pas des bénévoles qui se bousculent pour avoir l'honneur de servir autour du tombeau de Reza, c'est dire la fortune amassée quotidiennement en ce lieu. Faites le compte, nous dit-elle en riant ! Les mollahs reçoivent beaucoup et ne donnent rien. Point de don, donc !
F. est une énigme pour nous et nous voudrions bien poursuivre cette conversation dans un lieu plus profane, autour d'un thé ou d'un coca cola. Elle décline notre invitation, non par bigoterie mais parce qu'elle n'a pas le temps. Un patient attend son abdominoplastie !
C'est dommage. Nous quittons ces lieux. Lucile rend son tchador, dont elle s'extirpe avec bonheur après deux heures de suffocation sous le soleil. Pour le Lonely Planet, il s'agit là d'une "inoffensive brimade". Que les féministes qui sursautent à la lecture de ces quelques mots se calment et reposent leurs armes. L'auteur de la formule ne mérite pas de sanction plus grave que d'inoffensifs coups de pied quelque part.
C'est sur cette dernière ruade que devrait se terminer ma chronique persane.
Mais comme nous regretterons l'Iran !
"Les hommes du pays où je suis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. Pourtant, c'est bien la même terre qui nous porte tous deux."
(Montesquieu,Lettres Persanes)
A Mashhad, comme cela aurait pu arriver ailleurs en Iran :
- Nous avons été aidés par des amis d'ami de rencontre, qui nous ont consacré beaucoup de temps pour nous permettre de réparer un petit problème mécanique sur un amortisseur de Tirésias
- Nous avons été été choyés par les gardiens du parc où nous avons élu domicile pour deux nuits ... et salués, invités ... visités sans cesse par les promeneurs
- Nous avons discuté avec de vrais mots, dans un magasin du bazar où nous étions entrés par hasard pour acheter un bidon, avec un jeune Afghan. Il n'avait rien. Il parlait un meilleur anglais que nous. Il était parfaitement au courant de ce qui l'attendait, mais il voulait vivre, tout simplement. Devinez où ?
- Nous n'avons pas pu refuser une invitation dans une famille que nous devinions pourtant plus que pauvre. Et finalement, Tiresias garé dans une venelle improbable, nous avons passé une soirée simplement familiale, dans une grande pièce sans meuble mais pas si différente que cela de celles, plus bourgeoises, que nous commençons à bien connaître.(Pas au point d'en faire un essai, mais il y aurait à dire sur ce que nous avons vu des intérieurs iraniens)
Oui, comme nous allons regretter l'Iran !
Le passage de la frontière turkmène est une épreuve à laquelle il faut maintenant nous préparer.